AI ET LANGUES AFRICAINES LOCALES

AI ET LANGUES AFRICAINES LOCALES



De nos jours, la langue comme barrière sociale, économique et technologique est de plus en plus discutée. En contexte africain, les initiatives visant à faciliter le quotidien des populations se sont multipliées. Dans de nombreux pays, la maitrise limitée des langues officielles est une réalité qui a motivé les chercheurs (scientistes, sociologues, linguistes, etc.) à développer des outils pour combler le gap qui existe dans la communication et dans l’utilisation de la technologie moderne (smartphone, ordinateur, site web/plateforme, etc.). D’autres justifications sont également avancées par les chercheurs notamment la préservation des langues comme identité culturelle et vecteur d’intégration sociale (African Language Program, 2021).Les pays anglophones semblent être en avance quant à l’utilisation de la technologie de l’Intelligence Artificielle (IA) dans la pratique linguistique où plusieurs innovations technologiques majeures ont vu le jour. En 2021, l’entreprise sud-africaine de télécom Telkom et la start-up Enlabeler ont lancé la plateforme Izwe.ai qui propose des services de transcription et de traduction dans plusieurs langues locales avec une capacité d’interpréter les accents sud-africains. Cette innovation basée sur l’IA a pour but d’impacter considérablement les secteurs de l’éducation, de la santé et des affaires afin de réduire les inégalités. Au Rwanda, l’Ingénieur en développement de logiciel Remy Muhire a fait partie d’une équipe qui a créé un nouvel ensemble de données vocales en libre accès pour la langue kinyarwanda, qui implique de nombreux volontaires s’enregistrant en langue locale : le kinyarwanda. Au Nigéria, ARIKPO et DICKSON (2018) ont développé un traducteur automatique de l’anglais vers la langue locale nigériane Efik en se basant sur le Traitement du Langage Naturel (NLP), une branche de l’IA. De façon plus concrète, le NLP s’appuie sur une implémentation de mots et de thématiques via une programmation pour fournir une traduction de qualité.Au Nigéria, le traducteur de ARIKPO et DICKSON a été précédé par quelques outils similaires même s’ils sont basés sur des méthodes différentes. Awofolu et Malita (2002) ont mis en place un traducteur automatique de l’anglais et vers le yoruba et vice-versa en utilisant des algorithmes d’analyse syntaxique et sémantique classiques. Folajimi et Omonayin (2012) ont développé un mécanisme de traduction basé sur le système algorithmique (Statistical Machine Translation, SMT) qui traduit de l’anglais en Yorouba. Odejobi et al. (2006) et Afolabi et al. (2013) ont menés des travaux portant sur le développement d’un système de synthèse vocale Yoruba en utilisant la méthode de concaténation. Afolabi et al. (2013)  précise que l’intérêt de l’application des méthodes d’IA à la langue Yoruba s’explique par son importance au Nigéria et dans plusieurs autres pays africains tels que le Benin ou encore le Togo. Ces technologies de traduction développées doivent être accessibles et faciles d’utilisation. D’après la même source, 70% des répondants ont reconnu sa facilité d’utilisation.  

En plus de relever ce défi d’utilisation facile, les récentes plateformes tentent de rendre possible la traduction en plusieurs langues. C’est ce qu’a réussi l’innovante plateforme Mashakane (Iroro et al., 2020) qui offre une traduction de près d’une trentaine de langues locales africaines. Développée par une vingtaine de chercheurs (scientistes et informaticiens) d’origine africaine, cette plateforme semble être la plus aboutie en matière de traduction pour permettre de faire face aux problématiques de développement en Afrique.  

Plus récemment, la quête de solutions pour tirer profit des langues locales a fait l’objet d’un intérêt auprès de deux étudiants. Dossou (2022) propose un modèle d’IA pour aider à traduire le fon en français. Son camarade, Emezue (2022) a lui travaillé sur la traduction de l’Igbo à l’anglais. Leur collaboration a abouti sur la création d’un modèle de traduction dénommé Fon-French Neural Machine Translation (FFR) similaire à Google Translate. Cette innovation permet de pallier les insuffisances de moteur de traduction actuel en langues locales africaines.

Par ailleurs, la littérature existante sur l’utilisation de l’IA en faveur des langues africaines permet de mettre en évidence les potentielles retombées sur la vie des populations locales. Dans le domaine de l’éducation, l’UNESCO promeut l’IA comme moyen efficace qui pourrait être mobilisé pour répondre aux défis et enjeux qui pèsent sur ce secteur. L’utilisation des langues locales en milieu scolaire concourrait à de meilleures performances (Ouane et Glanz, 2010).

En Agriculture, les expériences en matière d’IA menées au Kenya montrent de façon évidente les avantages de l’application de l’IA en faveur des langues africaines (Brandusescu et al., 2017 et Assefa, 2018). Les populations rurales largement analphabètes pourront rendre les systèmes de gestion agricole plus efficaces et résilients, disposer davantage de prêts par une meilleure inclusion financière et mettre en place des infrastructures adéquates et durables.

Dans le domaine de la santé, de solutions innovantes existent et sont à généraliser pour faciliter l’accès aux soins de santé. Brandusescu et al. (2017) et Smith and Neupane (2018) mettent en évidence les opportunités de l’IA pour combler le manque de personnel de santé qualifié. Disposer de conseils pratiques d’experts en santé en langues locales via des plateformes ou applications mobiles est une avancée significative en médecine surtout dans les zones rurales où la disponibilité de services et d’infrastructures de santé manque cruellement.

Dans les domaines précités, l’application de l’IA s’avère être une nécessité pour surmonter les obstacles induits par l’usage des langues officielles. Ces obstacles peuvent être rigoureusement considérés comme des inégalités car une sous population se retrouve souvent exclue. Cette exclusion concerne souvent les femmes qui sont de plus en plus prises en compte dans les perspectives. Le développement des technologies de l’IA intègre cette dimension genre qui pourrait favoriser et accélérer l’entrepreneuriat et le leadership des femmes. Durant ces cinq dernières années, les résultats sur la promotion en Afrique Subsaharienne sont satisfaisants : en 2017, 27% des entrepreneurs sont des femmes soit le ratio le plus important des régions du monde (l’Indice Mastercard de l’entrepreneuriat féminin, MIWE). L’IA en limitant les barrières de la langue se présente alors comme une réelle opportunité à saisir dans le monde des affaires.

Le développement d’outils d’IA en faveur des langues africaines fait face à des nombreuses contraintes. Ainsi, plusieurs facteurs sont à exposer et les plus souvent abordés sont un cadre juridique et réglementaire à améliorer et le manque d’initiatives pour disposer de financements à la hauteur des opportunités que l’IA peut offrir.

A l’échelle continentale, l’Afrique compte peu d’initiatives régionales en matière de  politiques de développement et d’encadrement de l’IA traduisant des énormes progrès à communément entreprendre (Gwagwa et al., 2020). L’initiative phare est la Convention sur la cybersécurité et la protection des données personnelles (Union Africaine, 2014). Au plan national, seuls 17 des 55 États membres de l’Union africaine (UA) ont adopté une législation complète en matière de “protection des données et de la vie privée” d’après l’enquête sur les politiques africaines en matière d’IA menée par le Global Information Society Watch en 2019. Ces cadres réglementaires doivent être révisés et mis à jour pour prendre en compte les évolutions observées dans le domaine de l’IA (Gwagwa et al., 2020).

D’après le rapport de The Web Foundation de 2017, l’absence de cadre réglementaire exhaustif freine quelque peu le développement du secteur. Les entreprises manquent de repère et d’orientations stratégiques et le rôle de catalyseur des politiques publiques est loin d’être enclenché. Une action coordonnée se fait sentir en impliquant tous les acteurs. De plus, le manque de données probantes dans le domaine de l’IA rend difficile voire quasi-impossible les évidences basées sur l’utilisation des données (Web Foundation, 2017).

Au-delà de l’existence d’un cadre juridique encore rudimentaire, la faible utilisation des langues locales africaines dans l’économie mondiale dominée par les langues étrangères (l’anglais, le français, le chinois, etc.) atténue l’intérêt pour ces langues. Les géants de l’IA, motivés par la rentabilité économique, n’investiront pas si de réelles perspectives ne s’en suivent pas. Cela rend encore plus difficile l’application de l’IA aux langues locales africaines qui reste alors tributaire des initiatives locales mises en place par le secteur privé ou le secteur étatique déjà limitées financièrement avec les problèmes sociodémographiques (pauvreté, chômage, santé etc.). Ainsi, en Afrique, les lacunes en matière de financement; de d’investissement pour asseoir des STIM (science, technologie, ingénierie et mathématiques) et de mise en place d’infrastructure de qualité handicapent drastiquement les possibilités d’une industrie des IA forte et inclusive.

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  50.  Auteurs :Cheikh FAYE, Isac MINGOU et Ndierebi BA  
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